Ce chapitre est dédié à la librairie multilingue Sophia Books, de
Vancouver,
un magasin divers et exaltant rempli de ce qu’il y a de meilleur dans
les
cultures populaires étranges et fascinantes de nombreux pays. Sophia se
trouvait juste au coin de mon hôtel quand je suis venu à Vancouver
donner
une conférence à l’Université Simon Fraser, et les gens de Sophia m’ont
envoyé un mail en avance pour me demander de passer et de signer leur
stock quand j’étais dans le quartier. Quand je suis arrivé, j’ai toruvé
un caverne d’Ali Baba d’oeuvres encore jamais vues dans un éventail de
langues à vous donner le vertige, de la bande dessinée aux traités
académiques
épais, le tout présidé pour une équipe joyeuse (presque farceuse) qui
aimait son travail de façon tellement palpable que ça contaminait
chaque
client qui passait le seuil.
Sophia Books: 450 West Hastings St., Vancouver, BC Canada
V6B1L1 +1 604 684 0484
Des fois, ce que je préfère dans la vie, c’est mettre une cape et zones
dans
un hôtel, en faisant semblant d’être un vampire invisible alors que tout
le
monde me regarde avec des yeux ronds. C’est une histoire compliquée,
mais pas
du tout aussi étrange qu’on pourrait croire. Le milieu du Jeu de Rôle
Grandeur
Nature combine les meilleurs côtés de Donjon et Dragon avec ceux d’un
club
d’improvisation et d’une convention de science-fiction. Je conçois que
ça
puisse ne pas vous sembler aussi séduisant que ça m’était quand j’avais
14 ans.
Les meilleurs jeux sont ceux des camps scouts, hors de la ville : une
centaine
d’adolescents, garçons et filles, qui se débattent dans les bouchons du
vendredi
soir, en échangeant leurs histoires, en jouant à des jeux et en essayant
de se
faire mousser pendant des heures. Puis ils débarquent pour se retrouver
debout
dans l’herbe devant un groupe d’hommes et de femmes plus âgés en
armures
artisanales redoutables, bosselées et rayées, comme les armures devaient
être
jadis, et non comme on les voit dans les films, mais comme l’uniforme
d’un
soldat après un mois dans la cambrousse.
Ces gens étaient nominalement payés pour organiser les jeux, mais on ne
se
faisait recruter que si on était du genre à le faire gratuitement de
toute
manière. Ils nous avaient déjà répartis en équipes en fonction de
questionnaires que nous avions remplis avant de partir, et nous avons
reçus
nos assignements, comme quand on se fait appeler par un camps avant de
jouer
au baseball. Alors, on recevait son briefing. C’était comme les
briefings qu’on
donne aux espions dans les films : voici votre identité, voici votre
mission,
voici les secrets que vous connaissez à propos de votre groupe. D’ici à
ce
que ce soit fini, il était l’heure de dîner : les feux flamboyaient, la
viande
cuisait en jutant, le tofu grillait sur des plaques (c’est le nord de
la
Californie, on ne fait pas l’impasse sur l’option végétarienne), et des
manières
de table que l’on ne pourrait décrire que par le terme de bestial. Les
gamins
les plus motivés se sentiraient déjà glisser dans leur personnage. A mon
premier
jeu, j’étais un sorcier. J’avais des paquets de graines qui
représenaient mes
sortilèges — quand j’en jetais un, je criais le nom du sort que je
lançais –
boule de feu, projectile magique, cone de lumière — et le joueur ou le «
monstre »
sur lequel je l’envoyais tombait à la renverse si je le touchais. Ou pas
–
parfois nous devions demander à un organisateur d’arbitrer, mais pour
l’essentiel
nous étions assez bons pour rester fair play. Pas du genre à ergoter sur
le
résultat des lancés de dés. A l’heure de se coucher, nous étions tous
dans nos
personnages. A 14 ans, je n’étais pas entièrement sûr de comment un
sorcier devait
parler, mais je pouvais m’inspirer de ce que j’avais vu dans des films
et des romans.
Je parlais lentement, d’un ton mesuré, en gardant sur mon visage des
expressions
suffisamment mystiques, et en pensant à du mystique. La mission était
complexe,
il s’agissait de retrouver une relique sacrée volée par un ogre
déterminé à
soumettre le peuple de la contrée à ses quatre volontés. Ca n’était pas
vraiment le plus important. Le coeur du problème, c’est que j’avais une
mission
personnel, capturer un certain type de diablottin pour le servir
d’animal magique
de compagnie, et que j’avais un ennemi secret, un autre joueur de mon
équipe qui
avait tué ma famille quand j’étais enfant, un joueur qui ignorais que
j’étais
revenu, déterminé à me venger. Quelque part, évidemment, il devait y
avoir un
autre joueur entretenant des griefs semblables à mon encontre, de sorte
que
même dans les moments de camaraderie, je gardais l’oeil ouvert pour un
poignard
dans mon dos ou du poison dans la nourriture. Pendant les deux journées
suivantes,
nous avons joué et déroulé l’intrigue. Certains moments du week-end se
jouaient
comme cache-cache, d’autres ressemblaient plutôt à des excercices de
survie en
milieu sauvage, d’autres encore tenaient du puzzle et du mot croisé.
Les
organisateurs avaient fait un un travail magnifique. Et on se liait
avec
les autres joueurs en accomplissant la quête. Darryl a été la cible de
mon
premier meurtre, et j’y ai mis tout mon coeur, même si on était
copains.
Brave type. Dommage que j’aie été forcé de le tuer.
Je lui ai balancé une boule de feu pendant qu’il cherchait un trésor
après que
nous avons exterminé une bande d’Orcs, en jouant à
papier-caillou-ciseaux avec
chacun pour déterminer qui triompherait à l’issu du combat. C’est bien
plus
excitant que ce que l’on pourrait croire. Et c’était comme un camp d’été
pour
les mordus de fiction. Nous parlions jusqu’à tard dans les tentes, en
regardant
les étoiles, nous sautions dans la rivière quand nous avions chaud, et
nous
baffions les moustiques. Nous devenions les meilleurs amis du monde, ou
des
ennemis jurés.
Je ne sais pas pourquoi les parents de Charles l’on envoyé à ce Grandeur
Nature.
Il n’était pas du genre à vraiment s’amuser à ça. Il était plus du genre
à
arracher les ailes des mouches. Oh, peut-être pas à ce point. Mais il
n’était
juste pas dans son élément, à courir en costume dans les bois. Il
passait tout
son temps à faire la tête, en se moquant de tout et tous, essayant de
nous
convaincre que nous ne nous amusions pas du tout. Vous avez certainement
croisé
cette catégorie de personne, le genre à mettre un point d’honneur à ce
que tout
le monde passe un moment abominable.
L’autre problème, avec Charles, c’est qu’il était imperméable au concept
de
simuler un combat. Quand on commence à courir dans les bois et à jouer à
des
jeux de guerre élaborés, on se retrouve facilement avec tellement
d’adréaline
dans le sang qu’on est prêt à arracher la gorge à quelqu’un. Ce n’est
pas l’état
d’esprit correct lorsque l’on a en main un simulâcre d’épée, de massue,
de lance
ou de quelqu’autre ustensile. C’est pourquoi personne n’est jamais
autorisé à
frapper qui ce que soit, sous aucune circonstance, pendant ces jeux. A
la place,
quand on se rapproche assez de quelqu’un pour combattre, on joue
quelques tours
de feuille-caillou-ciseaux, avec des modificateurs pour tenir compte de
l’expérience,
de l’armement et des conditions. Les organisateurs arbitrent les
contentieux.
C’est tout à fait civilisé, et un peu étrange. On traque quelqu’un dans
les bois,
on le rattrape, on découvre ses dents, et on s’assied pour jouer une
petite
partie de roshambo. Mais ça marche — et tout reste sans danger et
amusant.
Charles ne comprenait rien à ça. Je pense qu’il était parfaitement
capable
de comprendre que la règle interdisait le contact physique, mais il
était
simultanément capable de décider que cette règle n’avait pas
d’importance,
et qu’il n’en tiendrait pas compte. Les arbitres l’on remis à l’ordre un
bon
nombre de fois pendant le week-end, et il promettait toujours de s’en
tenir aux
règles, et il y revenait à chaque fois. C’était déjà l’un des gamins les
plus
grands, et il adorait vous plaquer au sol « accidentellement » à la fin
d’une
course-poursuite. Pas très marrant quand on se retrouve projeté sur un
sol
rocailleux dans la forêt.
Je venais de pourfendre Darrl dans une petite clairière où il cherchait
un
trésor, et nous rigolions de extrème sournoiserie. Il allait faire le
monstre –
les joueurs tués pouvaient aller jour des monstres, de sorte que plus le
jeu
durait, plus il y avait de monstres à vous poursuivre ; que tout le
monde
pouvait continuer à jouer ; et que les batailles devenaient de plus en
plus
épiques.
C’est alors que Charles est sorti du bois derrière moi et m’a jeté au
sol, en
me projetant tellement fort que j’ai perdu le souffle pendant un
moment.
— Je t’ai eu !, a-t-il hurlé.
Je ne le connaissais que de loin avant ça, et je n’avais jamais eu
beaucoup
d’estime pour lui, mais là j’étais prêt à tuer. Je me suis relevé
lentement et
je l’ai regardé, avec sa poitrine qui se gonflait et son sourire
extatique.
— Tu es trop mort, a-t-il dit. Je t’ai totalement eu.
J’ai souri, et quelque chose dans mon visage m’a semblé anormal et
douloureux.
J’ai touché ma lèvre supérieure. Elle était couverte de sang. Mon nez
saignait
et ma lèvre était fendue, coupée sur une racine sur laquelle mon visage
s’était
écrasé quand il m’avait plaqué au sol.
J’ai essuyé mon sang sur la jambe de mon pantalon et j’ai souri. J’ai
fait comme
si tout ça était très drôle. J’ai ri un petit peu. Je me suis rapproché.
Charles
ne s’y est pas trompé. Déjà, il reculait, en essayant de disparaître
dans les bois.
Darryl s’est déplacé sur son flanc. J’ai couvert l’autre côté. D’un seul
coup, il
s’est tourné et s’est mis à courir. Le pied de Darryl a enveloppé sa
cheville et
l’a envoyé rouler. Nous lui sommes sautés dessus, juste au moment où le
sifflet
d’un arbitre a retenti. L’organisateur n’avait pas vu Charles me faire
son sale
coup, mais il l’avait assez vu jouer pendant le week-end.
Il a renvoyé Charles à l’entrée du camp et l’a expulsé du jeu. Charles
s’est
plaint avec emphase, mais à notre satisfaction, l’arbitre n’a rien voulu
savoir.
Une fois Charles parti, il nous a fait la lesson, à nous aussi, en nous
disant
que nos repésailles n’étaient pas plus justifiées que la provocation de
Charles.
Ce n’était pas grave. Cette nuit-là, après la fin du jeu, nous avons
tous pris
des douches chaudes dans les dortoirs des scouts. Darryl et moi avons
subtilisé
les vêtements et la serviette de Charles. Nous en avons fait un noeud et
les avons
jetés dans un urinoir. Nombreux ont été les garçon trop heureux de
contribuer à
les tremper. Charles avait été très enthousiaste avec ses plaquages. Je
regrette
de ne pas l’avoir contemplé lorsqu’il est sorti de sa douche et a
découvert ses
vêtements. C’est une décision douloureuse : est-ce qu’on court tout nu à
travers
le camp, ou est-ce qu’on défait le noeud serré et imbibé d’urine dans
les vêtements
pour s’en vêtir ?
Il a choisi la nudité. J’en aurais probablement fait autant. Nous nous
sommes
alignés sur le chemin menant des douches à la cabine où les bagages
étaient
entreposés et l’avons applaudi. J’étais à la tête de la ligne, et le
premier à
applaudir.
Les week-ends de camp scout n’arrivaient que trois ou quatre fois par
an, ce qui
nous causait, à Darryl et moi — et à beaucoup d’autres rôlistes — une
sérieuse
pénurie de GN dans nos vies. Heureusement, il y avait les jeux de Jour
Maudit dans
les hôtels de la ville. Jour Maudit est un autre GN, avec des clans de
vampires
rivaux et des chasseurs de vampires, et qui a ses propres règles
tordues. Les
joueurs utilisent des cartes pour résoudre l’issue des combats, de sorte
que
chaque échauffourée comprend une manche d’un jeu de stratégie avec des
cartes.
Les vampires peuvent devenir invisibles en coisant leurs bras sur leur
poitrine,
et tous les autres joueurs doivent faire semblant de ne pas les voir,
continuer
leurs conversations sur leurs plans, et ainsi de suite. La vraie marque
d’un bon
joueur, c’est si il est assez honnête pour continuer à étaler ses
secrets devant
un ennemi « invisible » sans tenir compte qu’il est dans la pièce.
Il y avait quelques parties de Jour Maudit chaque mois. Les
organisateurs des jeux
étaient en bons termes avec les hôtels de la ville et ils faisaient
savoir qu’il
prendraient une dizaine de chambres non réservées le vendredi soir et
les
rempliraient de joueurs qui courreraient à travers l’hôtel, joueraient
discrètement
à Jour Maudit dans les couloirs, autour de la piscine, et ainsi de
suite, mangeraient
au restaurant de l’hôtel et payeraient pour le Wifi.
Ils organisaient la réservation le vendredi après-midi, nous envoyaient
des messages,
et nous allions directement de l’école à l’hôtel où ça se passait, en
emportant nos
sacs à dos, dormant six ou huit dans une chambre tout le week-end, nous
nourissant de sucrerieset jouant jusqu’à trois heures du matin. C’était
des jeux
sains et sans dangers que nous parents approuvaient. Les organisateurs
venaient
d’une association de promotion de la lecture bien connue qui faisait
tourner des
atelier d’écriture pour la jeunesse, des ateliers de théâtre, et ainsi
de suite.
Ils avaient organisé ces jeux pendant dix ans sans incident. Tout était
strictement
sans alcool et sans drogue, pour éviter eux organisateurs de se faire
arrêter sous
prétexte de détournement de mineurs. Nous attirions entre une dizaine et
une
centaine de joueurs, selon le week-end, et nous le prix de quelques
films, on
pouvait avoir deux journées et demie d’amusement non-stop.
Un jour, toutefois, ils ont échoué dans un bloc de chambres au Monaco,
un hôtel
dans le Tenderloin qui s’adressait à des vieux touristes à sensibilité
artistique,
le genre d’endroit où chaque chambre a son aquarium à poissons rouges,
où le hall
d’entrée est rempli de beaux vieillards en vêtements chics, qui friment
avec les
résultats de leur chirurgie esthétique. Normalement, le Tout-Venant —
notre
terme pour ceux qui ne jouent pas — nous ignorait tout simplement, nous
considérant
comme des gamins désoeuvrés. Mais ce week-end, il se trouve que le
rédacteur d’un magazine de voyage italien résidait là, et il s’est
intéressé à
l’action. Il m’a coincé pendant que je rôdais dans le hall dans l’espoir
de
repérer le maître d’un clan ennemi, de me faufiler derrière lui et de
boire
son sang.
Je me tenais contre un mur, les bras croisés sur ma poitrine, invisible,
quand
il est venu à moi et m’a demandé, avec un fort accent, ce que mes amis
et moi
fabriquions dans l’hôtel ce week-end. J’ai essayé de le faire déguerpir,
mais
il n’y avait pas moyen de l’envoyer bouler. Alors je me suis dit que je
pourrais
aussi bien inventer n’importe quoi pour qu’il parte. Je n’aurais pas
imaginé qu’il
irait le publier. Je n’aurais vraiment pas imaginé que la presse
américaine le
reprendrait.
— Nous sommes ici parce que notre prince est mort, et nous sommes venus
à la
recherche d’un nouveau maître.
— Un prince ?
— Oui, j’ai dit en m’échauffant. Nous sommes du Vieux Peuple. Nous
sommes venus
en Amérique au 16ème siècle et nous avons notre propre famille royale
qui vit
dans les étendues sauvages de la Pensylvanie depuis. Nous vivons une vie
simple
dans les bois. Nous n’utilisons pas la technologie moderne. Mais le
prince était
le dernier de sa lignée et il est mort la semaine dernière. Une terrible
maladie
dégénérative l’a emporté. Les jeunes hommes de mon clan sont partis à
la
recherche des descendants de son grand-oncle, qui est parti rejoindre
les modernes
gens du temps de mon grand-père. Il est dit que sa descendance s’est
multipliée,
et nous allons retrouver les derniers de sa lignée et les ramener à
leur
domaine légitime.
je lisais beaucoup de romans de Fantasy. Ce genre d’histoires me venait
facilement.
— Nous avons retrouvé une femme qui connaissait ces descendants. Elle
nous a dit
que l’un d’entre eux résidait dans cet hôtel, et nous sommes venus le
recontrer.
Mais nous avons été suivis par un clan rival qui voudrait nous empêcher
de
rapatrier notre prince, pour nous affaiblir et nous dominer plus
facilement.
C’est pourquoi il est vital que nous restions discrets. Nous ne parlons
pas aux
nouvelles gens si nous pouvons l’éviter. Cette conversation avec vous me
gêne
déjà considérablement.
Il m’a jeté un regard rusé. J’avais décroisé mes bras, ce qui me rendait
« visible »
aux vampires rivaux, dont l’une s’était lentement glissée vers nous. Au
dernier moment,
je me suis retournée et l’ai vue, les bras écarté, qui sifflait vers
nous, dans le
meilleur style vampire. J’ai écarté mes bras et j’ai sifflé moi aussi,
puis je
suis parti comme une flèche à travers le hall, en sautant un sofa et
esquivant une
plante en pot, avec elle à mes trousses. J’avais reconnu une retraite
par un escalier
qui descendait vers la salle de gymnastique du sous-sol; je m’y suis
engouffré, et
elle m’a perdu.
Je n’ai plus revu l’homme du week-end, mais j’ai raconté l’histoire à
quelques-uns
de mes camarades de GN, qui ont brodé sur le thème et ont trouvé
plusieurs occasions
de le répéter pendant le cours du week-end.
Le magazine italien avait un journaliste qui avait fait son mémoire de
maîtrise sur
les communautés amish technophobes dans la Pensylvani rurale, et elle a
trouvé tout
ceci extrêmement intéressant. Sur la base des notes et des interviews
enregistrées
que son patron avait rapporté de San Francisco, elle a écrit un article
fascinant
et émouvant sur ces jeunes membres d’une secte bizarre qui écumaient
l’Amérique à
la recherche de leur « prince ». Vraiment, les gens publient n’importe
quoi, de
nos jours.
Mais le problème, c’est que ce genre d’histoires se font reprendre et
republier.
D’abord il y a eu les bloggers italiens, puis quelques bloggers
américains. Des
gens ont commencé à signaler avoir « apperçu » le Vieux Peuple à travers
tout
le pays, encore que je n’aie jamais su si c’étaient de pures inventions
ou si
d’autres personnes jouaient au même jeu.
Tout ça a remonté la chaîne alimentaire des médias jusqu’au New York
Times, qui,
malheureusement, avait une appétence malsaine pour la vérification des
faits.
Le reporter qu’ils ont assigné à l’affaire a remonté la piste jusqu’à
l’hôtel
Monaco, qui l’a mis en rapport avec les organisateurs du GN, qui ont
expliqué
toute l’histoire en se tordant de rire.
A partir de ce moment-là, le GN a perdu beaucoup de son lustre. Nous
sommes
devenus les pires mythomanes de la nation, des menteurs pathologies
pathétiques.
La presse que nous avions par inadvertance incitée à couvrir l’histoire
du Vieux
Peuple essayaient maintenant de se refaire une virginité en ressassant à
quel
point les rôlistes étaient incroyablement dérangés, et c’est alors que
Charles
a fait savoir à tout le monde que Darryl et moi étions les pires drogués
de GN
de toute la ville. Ca n’a pas été une saison agréable. Il y en avait
dans la
bande qui s’en fichaient, mais pas nous. Les moqueries étaient sans
pitié.
Charles dirigeait le choeur. Je trouvais des canines en plasique dans
mon
sac, et les ados qui passaient dans le hall faisaient « bouaaahhh bouah
»
comme les vampires dans les BDs, ou parlaient avec de faux accents
transylvaniens
quand j’étais dans le coin.
Nous sommes passés à ARG peu après. C’était encore plus amusant d’une
certaine
façon, et bien moins bizarre. Mais de temps en temps, ma cape et les
week-ends
dans les hôtels me manquaient.
Le contraire de l’esprit d’escalier, c’est cette façon dont les moments
gênants
de la vie reviennent nous hanter même longtemps après. Je me souvenais
de chacune
des stupidités que j’avais jamais faite ou dite, je pouvais les invoquer
avec
une parfaite clarté. A chaque fois que j’avais le bourdon, je me
rappelais
naturellement les autres fois où je m’étais senti ainsi, un hit-parade
d’humiliations qui défilaient l’une après l’autre dans mon esprit. Comme
j’essayais
de me concentrer sur Masha et sur ma fin tragique imminente, l’incident
du Vieux
Peuple est revenu me visiter. J’avais eu un sentiment analogue alors,
quand les
organismes de presse avaient repris l’histoire les uns après les autres,
et que
la probabilité que quelqu’un se rende compte que c’était nous qui avions
raconté
ces salades à ce stupide rédacteur italien en jeans de designers aux
coutures
élaborées, chemise sans col et lunettes en métal surdimensionnées. Il y
a une
alternative à ruminer ses erreurs. On peut en tirer les leçons.
C’est une bonne théorie, en tout cas. Peut-être que la raison pour
laquelle le
subconscient conjure tout ces fantômes misérables, c’est qu’ils doivent
faire leur deuil avant de pouvoir reposer en paix dans l’au-delà de
l’humiliation.
Mon subconscient revenait tout le temps avec des fantômes dan l’espoir
que je
fasse quelque chose pour les faire reposer en paix.
Sur tout le trajet du retour, j’ai tourné sur ce souvenir et sur ce que
je ferais
de « Masha » au cas où elle essayait de me rouler. Il me fallait une
issue de
secours.
Et le temps que j’arrive à la maison — pour me noyer dans les étreintes
mélancoliques de mes parents — j’avais trouvé.
Le truc consistait à minuter l’événement pour que ce soit trop rapide
pour que
le DSI s’y prépare, mais qu’il y ait assez de préavis pour que le Xnet y
soit
représenté en force. Il devait y avoir trop de monde pour que
l’on puisse tous nous arrêter, mais que ça s’organise à un endroit où la
presse nous
verrait, nous et les adultes, de sorte que le DSI n’irait pas simplement
nous
gazer comme l’autre fois. Il fallait trouver quelque chose qui soit
aussi
spectaculaire pour les médias que la lévitation du Pentagone. Il
fallait
organiser quelque chose autour duquel tout le monde pourrait se
rallier,
comme les 3000 étudiants de Berkeley qui refusaient de laisser l’un des
leurs emmené dans un fourgon de police. Il fallait que la presse soit
présente,
prête à rapporter ce que ferait la police, comme à Chicago en 1968. Ca
serait
délicat.
Le lendemain, j’ai fait le mur une heure avant la fin des cours, en
utilisant
les techniques habituelles pour m’évader, sans me soucier si ça
déclancherait
un nouveau système de vérification du DSI qui enverrait une note à mes
parents.
D’une façon ou d’une autre, après la journée du lendemain, les ennuis
que je
pourrais avoir à l’école seraient bien le dernier soucis de mes
parents.
J’ai retrouvé Ange chez elle. Elle s’était extraite du lycée encore plus
tôt,
mais elle avait simplement donné tout un spectacle de ses crampes et
avait
fait semblant d’être sur le point de tourner de l’oeil, et on l’avait
renvoyé
chez elle.
Nous avons commencé à annoncer la nouvelle sur Xnet. Nous avons l’avons
envoyée
par mail à quelques amis de confiance, et par chat à nos listes de
correspondants.
Nous avons écumé les pontons et les villes de Pillage Mécanique que
passé le mot
à nos partenaires de jeu. Donner juste assez d’information pour qu’ils
viennent
sans trahir notre plan au DSI était délicat, mais il m’a semblé avoir
trouvé
un bon équilibre.
> DEMAIN VAMPMOB
> Si vous êtes goth, mettez vous habits du dimanche.
> Si vous n’êtes pas goth, trouvez un goth et
> empruntez des habits. Pensez en vampire.
> Le jeu commence à 8 heures précises. PRÉCISES.
> Venez et préparez-vous à vous répartir en équipes.
> Le jeu dure 30 minutes, comme ça vous aurez tout le
> temps d’aller en cours après.
> Le lieu sera révélé demain. Envoyez votre clef
> publique à [email protected]
> et regardez vos messages à 7 heures pour les nouvelles.
> Si c’est trop tôt pour vous, restez debout toute la
> nuit. C’est ce que nous allons faire de notre côté.
> Je vous garantis que ce sera ce que vous ferez de plus
> marrant de toute l’année. Croyez-moi.
> M1k3y
Ensuite j’ai envoyé un court message à Masha :
> Demain.
> M1k3y.
Une minute plus tard, elle a renvoyé:
> Je m’en doutais. VampMob, hein ? Tu travailles vite.
> Tu porteras un chapeau rouge. Voyage léger.
Qu’est-ce qu’on met dans ses bagages quand on part en cavale ? J’avais
transporté
assez de sacs pendant des camps scouts pour savoir que chaque gramme que
l’on
s’ajoute scie les épaules avec toute la force écrasante de la gravité à
chaque
pas que l’on fait — ce n’est pas seulement un gramme, c’est un gramme
que l’on
porte sur des millions de pas. C’est une tonne.
— Exactement, a dit Ange. C’est malin. Et on ne transporte jamais plus
de trois
jours de vêtements, non plus. On peut toujours faire la lessive dans un
évier.
Mais vaut une tache sur un t-shirt qu’une valise trop lourde ou trop
grosse
pour tenir sous un siège d’avion.
Elle avait sorti un sac de messager en nylon ballistique qui barrait sa
poitrine,
passant entre ses seins — ce qui me faisait transpirer un petit peu —
et
reposait en diagonale dans son dos. Il y avait plein de place dedans, et
elle
l’avait posé sur le lit. En ce moment, elle empilait les vêtements à
côté.
— Je suppose que trois t-shirts, une paire de pantalons, une paire de
shorts,
trois jeux de sous-vêtements, trois paires de chaussettes et un sweater
suffiront.
Elle a vidé son sac de gym pour en sortir la trousse de toilette.
— Il faudra que je me rappelle d’y mettre ma brosse à dents demain matin
avant
d’aller au Centre Civique.
C’était impressionant de la voir faire ses bagages. Elle était sans
pitié. C’était
affolant, aussi — ça me faisait réaliser que le lendemain, je partais.
Peut-être
pour longtemps. Peut-être pour toujours.
— Est-ce que j’emporte ma Xbox ? a-t-elle demandé. J’ai des tonnes de
trucs sur
le disque dur, des notes, des dessins et des e-mails. Je ne voudrais pas
que ça
tombe dans de mauvaises mains.
— Tout est encrypté, ai-je répondu. C’est standard avec ParanoidLinux.
Mais à
part ça, laisse ta Xbox, il y en aura autant qu’on voudra à Los Angeles.
Crée-toi
simplement un compte au Parti Pirate et envoie-toi une image du disque
dur. Je
vais en faire autant quand je rentrerai chez moi.
Elle a ainsi fait, et a lancé l’envoi du mail. Ca prendrait quelques
heures pour
que toutes ces données se glissent à travers le réseau WiFi des voisins
et vole
vers la Suède.
Elle a alors fermé le rabat de son sac et a tiré les sangles de
compression. C’était
quelque chose de la taille d’un ballon de football qu’elle avait
maintenant sur le
dos, que j’ai contemplé avec admiration. Elle pouvait se promener dans
la rue
avec ça sur l’épaule et personne n’y regarderait à deux fois — elle
avait l’air
en route pour le lycée.
— Une dernière chose, a-t-elle fait, et elle s’est penchée vers la table
de nuit
pour en prendre les préservatifs. Elle en a sorti une bande de la boite,
a ouvert
le sac et les y fourrés, puis m’a donné une claque sur les fesses.
— Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
— Maintenant, on va chez tes parents et on prépare tes affaires. Il
serait temps
que je rencontre tes parents, non ?
Elle a abandonné son sac un milieu des piles de vêtements et d’effets
divers qui
jonchaient le sol. Elle était prête à tourner le dos à tout ça et partir
simplement
pour reser avec moi. Juste pour soutenir notre cause. Ca m’a donné
l’impression
d’être courageux moi aussi.
Ma mère était déjà à la maison quand je suis arrivé. Elle avait son
ordinateur
portable ouvert sur la table de la cuisine et répondait à des e-mails
tout en
parlant dans un casque téléphonique qui y était connecté, et elle aidait
un
malheureux et sa famille, originaires du Yorkshire, à s’acclimater à la
vie
en Louisianne.
J’ai passé le seuil et Ange m’a suivi, souriant comme une folle, mais
serrant
ma main tellement fort que j’ai senti mes os frotter les uns contre les
autres.
Je ne sais pas ce qui l’inquiétait tellement. Ce n’est pas comme si
elle
allait passer énormément de temps avec mes parents après, même s’ils ne
s’entendaient pas.
Ma mère a raccroché quand nous sommes arrivés.
— Salut Marcus, a-t-elle dit en m’embrassant sur la jour. Et qui est-ce
là ?
— Maman, je te présente Ange. Ange, voici ma mère Lillian.
Ma mère s’est levée et a étreint Ange.
— Je suis ravie de vous rencontrer, ma chère, a-t-elle dit en la
détaillant de
la tête aux pieds.
Ange avait l’air assez acceptable, je pense. Elle s’habillait bien,
avec
discrétion, et on voyait rien qu’à la regarder à quel point elle était
intelligente.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Madame Yallow, a-t-elle
répondu.
Elle avait l’air confiante et assurée. Elle s’en tirait bien mieux que
quand
j’avais rencontré sa mère.
— Appelle-moi Lillian, a-t-elle répondu. Elle scrutait chaque détail.
Est-ce que
vous rester à dîner ?
— Avec grand plaisir, a-t-elle fait.
— Est-ce que vous mangez de la viande ?
Ma mère s’était acclimatée à la vie en Californie.
— Je mange de tout ce qui ne me mange pas d’abord.
— C’est une droguée de sauces fortes, ai-je dit. On pourrait lui servir
des vieux
pneus, elle les mangerait du moment qu’elle pourrait les faire nager
dans le salsa.
Ange m’a frappé sur l’épaule.
— Je m’apprétais à commander du thai, a fait ma mère. Je vais ajouter
quelques
plats à cinq chili à notre commande.
Ange a remercié poliment et ma mère s’est activée dans la cuisine, en
sortant
des verres de jus de fruit et des plateaux de buiscuits, et en demandant
à trois
reprises si nous voulions du thé. J’ai gloussé un peu.
— Merci Maman, ai-je dit. Nous allons monter quelques instants.
Ma mère a plissé les yeux une seconde, puis a souri à nouveau.
— Bien sûr, a-t-elle répondu. Ton père va rentrer dans une heure, nous
passerons
à table à ce moment.
Toutes mes affaires de vampire étaient rangées dans le fond de mon
placard. J’ai
laissé Ange les trier pendant que je choisissais des vêtements. Je
n’allais jamais
qu’à Los Angeles. Il y avait des magasins là-bas, avec tous les
vêtements dont
j’aurais besoin. Il ne me fallait rassembler que trois ou quatre de mes
t-shirts
préférés et ma meilleure paire de jeans, un tube de déodorant, et un
rouleau de
fil dentaire.
— L’argent !, me suis-je exclamé.
— Oui, a-t-elle répondu, je pensais vider mon compte en banque quand on
passerait
devant un distributeur en rentrant. Je dois avoir dans les cinq cents
dollars
d’économies.
— Tout ça ?
— A quoi veux-tu que je dépense mon argent ? Depuis l’introduction du
Xnet, je
n’ai plus eu de frais de communication.
— Je pense que j’ai trois cents dollars, à peu près.
— Eh bien, tu vois. Récupère-les en allant au Centre Civique demain
matin.
J’avais un gros sac à livres quand j’utilisais quand je devais
transporter
beaucoup de matériel à travers la ville. C’était plus discret que mon
sac de
camping. Ange passait toutes mes piles en revue sans merci et les
réduisait à
ce qu’elle préférait.
Une fois tout empaqueté et rangé sous mon lit, nous nous sommes assis
tous les deux.
— On va devoir se lever vraiment tôt demain matin, a-t-elle annoncé
— Oui, ça sera une rude journée.
Notre plan consistait à envoyer des messages contenant différents faux
rendez-vous
pour la VampMob, qui enverraient les gens à des endroits discrets tous à
cinq
minutes de marche du Centre Civique. Nous avions découpé des stencils
pour peinture
en spray qui disaient simplement:
VAMPMOB CENTRE CIVIQUE –>
que je peindrais à chacun des rendez-vous vers cinq heures du matin. Ca
empêcherait
le DSI de boucler le Centre Civique avant que nous y soyions. Mon script
pour envoyer
les mails était prêt à envoyer les messages à sept heures — je n’aurais
qu’à laisser
ma Xbox tourner en partant.
— Combien de temps… Sa voix s’est éteinte.
— Je me demande aussi, ai-je répondu. Ca pourrait prendre un bout de
temps, j’imagine.
Mais qui sait ? Avec l’article de Barbara qui va sortir…
J’avais aussi préparé un mail pour elle qui s’enverrait le lendemain
matin.
— Peut-être que nous serons des héros dans deux semaines.
— Peut-être, a-t-elle fait en soupirant.
J’ai passé mon bras autour d’elle. Ses épaules se secouaient.
— Je suis terrorisé, ai-je fait. Je pense que ce serait cinglé de ne pas
être terrifié.
— Oui, a-t-elle répondu.
— Oui.
Ma mère nous a appelé pour dîner. Mon père a serré la main à Ange. Il
était mal rasé et
avait l’air inquiet, comme il était depuis que nous étions allés voir
Barbara, mais
rencontrer Ange a faire ressortir un petit apperçu de sa personnalité.
Elle l’a
embrassé sur la joue et il a insisté pour qu’elle l’appelle Drew.
Le dîner s’est en fait très bien passé. La glace s’est brisée quand Ange
a sorti son
mélangeur de sauce forte et assaisonné son assiette, et nous a expliqué
les Scoville.
Mon père a goûté une bouchée de sa nourriture et a titubé vers la
cuisine en râlant
pour boire deux litres de lait. Croyez-le ou non, ma mère y a quand même
goûté malgré
tout et a donné tous les signes qu’elle adorait ça. Ma mère était,
semble-t-il, une
prodige insoupçonnée des épices, un talent né.
Avant de partir, Ange a insisté pour offrir son mélangeur à a mère.
— J’en ai un autre chez moi, a-t-elle dit.
Je l’avais vue l’emballer dans son sac à dos.
— Vous m’avez l’air du genre de femme qui devrait en avoir un.